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Poser des limites, c’est la condition même du vivre-ensemble


Qu’attendons-nous du couple, de la famille, de la vie en société ? Pour trouver de nouveaux repères, commençons par en discuter, conseille Charles Rojzman, fondateur de la thérapie sociale.

(Laurence Lemoine)

La notion de vivre ensemble est sur toutes les lèvres. Mais chacun ne l’entend pas de la même manière. Décryptage avec un expert de la vie sociale.


Psychologies: Notre rapport aux limites a considérablement évolué depuis 1968. Jusqu’où sommes-nous allés trop loin ?

Charles Rojzman : Il est certain que nos repères varient avec l’environnement social et l’époque dans laquelle nous vivons. Les années 1970 se sont rebellées contre la société corsetée, patriarcale et pleine d’interdits, incarnée entre autres par la figure du général de Gaulle. Aujourd'hui, certains dénoncent une forme de laxisme ou d’excès généralisés qui seraient la cause de tous nos maux. Mais, pour moi, la question n’est pas de savoir quelles limites nous n’aurions pas dû franchir. Elle est de comprendre ce qui nous empêche, dans nos vies, de définir des limites qui nous paraissent justes et adaptées à la réalité.


Ces empêchements ont à voir avec nos peurs, exacerbées par les multiples crises que nous traversons (crises du sens, de l’autorité, du travail, du lien social…), du fait des évolutions économiques, politiques, technologiques et, plus généralement, de la globalisation. Nous sommes de plus en plus déterminés par des réalités lointaines et inquiétantes (le marché, les réseaux sociaux, les foyers terroristes…), nous vivons avec des gens de plus en plus différents, et nous sommes perdus. Nous n’avons pas tous la même idée de ce que « vivre ensemble » veut dire. Par conséquent, nous n’avons pas non plus la même idée des limites à poser, qu’il s’agisse de l’éducation, du couple, des relations professionnelles, de l’immigration, de la tolérance, de la liberté d’expression…


Dans un tel contexte, certains sont plus perdus que d’autres…


Charles Rojzman : En effet. En fonction de notre propre histoire, soit nous ne savons plus du tout quoi penser et nous ne parvenons plus à nous positionner, soit nous le savons trop et nous nous réfugions dans des positions extrémistes : l’une qui refuse l’idée même de limites dans la lignée soixante-huitarde du « il est interdit d’interdire » (il faudrait élever l’enfant sans contraintes, faire voler en éclats le carcan du couple, travailler sans hiérarchie, tolérer tous les points de vue, supprimer toutes les frontières…) ; l’autre qui voudrait resserrer les vis partout (revenir à une éducation traditionnelle, remettre les femmes à une place d’épouse et de mère, renforcer l’autorité patriarcale ou religieuse, fermer les frontières nationales ou culturelles…). Ces positions sont idéologiques : elles ne tiennent pas compte de la réalité de ceux avec qui nous vivons ni du monde tel qu’il a évolué. Elles ont à voir – sans que nous en ayons conscience – avec ce qui, dans nos vies, nous a conduits à nous identifier plutôt au camp des opprimés et à nous rebeller contre la société, ou plutôt aux puissants et à réagir à la rébellion en posant de plus en plus d’interdits. Or ces idéologies sont en train de creuser des fractures préoccupantes dans la société. Elles nous poussent à croire que ceux qui ne pensent pas comme nous sont contre nous. Et à nous exclure mutuellement au nom de valeurs antagonistes.


Mais alors, comment faire pour résorber ces fractures et redéfinir des limites qui permettraient de mieux vivre ensemble ?

Charles Rojzman : En parlant non pas des limites mais d’abord de la manière dont nous voulons vivre ensemble. Si, par exemple, avec votre conjoint, vous ne partagez pas la même vision de la vie de couple, vous allez chacun opposer à l’autre des barrières différentes, en fonction de ce que vous considérez comme une atteinte à votre propre liberté ou comme une trahison de votre modèle idéal de couple. Et cela se fera dans la violence. En revanche, si vous parvenez à vous mettre d’accord sur ce que vous voulez accomplir ensemble, à parler de l’importance que vous accordez aux activités communes, de l’espace dont chacun a besoin pour lui-même, de ce que vous attendez de votre sexualité, etc., alors les limites se poseront d’elles-mêmes. Il y aura bien sûr du débat, des frictions, mais celles-ci résulteront d’un consensus.


De la même manière, au lieu d’imposer aux enfants des limites dont ils ne comprennent pas le sens et dont on n’est pas sûr qu’elles soient encore pertinentes, on peut discuter avec eux : comment on conçoit son rôle de parent, comment eux-mêmes le perçoivent, ce que c’est que de protéger, d’éduquer, à quoi sert l’autorité, quelle autonomie on peut laisser à l’enfant, à quel âge… Alors, encore une fois, les limites seront plus facilement assumées par les parents et admises par les enfants.


Dans l’entreprise, c’est plus compliqué, parce qu’il y a des enjeux de rentabilité et de survie qui inquiètent les dirigeants et leur paraissent prioritaires sur le dialogue et l’instauration d’un fonctionnement plus démocratique. Mais il faudrait pouvoir parler collectivement des contraintes avec lesquelles on doit composer, du sens du travail que l’on fait ensemble, de la répartition des rôles, de la pertinence des hiérarchies, de l’existence des idéologies en vigueur qui empêchent de coopérer. Cela suppose des outils, un accompagnement. On n’a pas forcément le temps, les moyens, la culture qui permettraient cela, mais ce n’est pas infaisable.

Les efforts que nous menons individuellement dans ce sens avec nos enfants, notre conjoint, notre patron peuvent-ils avoir des répercussions favorables sur la vie en société ?


Charles Rojzman : Lewis Mumford, historien de l’urbanisme, notait qu’une société parvenait à changer lorsqu’elle avait vécu un traumatisme fort. Nous sommes dans un moment comme celui-là. Soit nous voulons changer, et chacun doit changer quelque chose à son niveau ; soit nous ne faisons rien, et nous allons tous ensemble vers des dangers plus grands encore. La récente marche de soutien aux victimes de Charlie hebdo et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes a montré qu’il existait un immense besoin de fraternité, et c’est réconfortant. En même temps, il m’a semblé qu’il y avait là quelque chose d’un peu hypocrite : nous avons défilé par millions pour la liberté d’expression. Mais dans nos propres vies, bien souvent, nous empêchons les autres de s’exprimer. Nous ne sommes pas toujours prêts à entendre ce que nos enfants, nos conjoints, nos collègues ont à nous dire. La véritable liberté d’expression n’est pas facile. Elle suppose de dépasser notre peur d’être rejetés pour ce que nous pensons. Et d’avoir conscience, pour l’enrayer, de notre propre violence quand nous nous exprimons.


Comment agir ?


Charles Rojzman : Il me semble qu’il est de notre devoir de ne pas rester passifs devant ce qui se passe. Sinon, on laisse des minorités totalitaires prendre le dessus (enfants tyrans, conjoint pervers, patron autoritaire, groupuscules fascistes…). C’est l’objectif de l’approche que j’ai inventée que d’aider à ces nouvelles formes d’action. Le fait de se positionner, de rechercher le dialogue, de vouloir trouver des solutions ensemble peut renverser des situations et déboucher sur de nouvelles limites. Le travail que fait par exemple Latifa Ibn Ziaten, la mère d’un jeune homme assassiné par Mohamed Merah, en allant de cité en cité pour susciter le débat sur la tolérance, le respect, l’éducation, la laïcité est remarquable. Pour que ce type de démarche débouche sur un réel changement, il doit se faire partout, dans les familles, les écoles, les entreprises, les quartiers. Et pas uniquement entre personnes qui « pensent pareil ».



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